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---------------------- texte de démarche (2022) ------------

Mon père cuisinait toujours à la maison, nous étions 7 dont 5 filles. Il prenait beaucoup de plaisir à expérimenter et à mélanger les saveurs entre les recettes cambodgiennes et françaises. Il m'avait confié le secret pour réussir un bon plat. Il fallait qu'il contienne les 5 goûts : du sucré, du salé, de l'acidité, de l'amertume et du pimenté.
J'ai le sentiment de composer mes performances à la manière d'un bon plat, je fais ma cuisine avec l'affect, l'humour, l'absurde, l'engagement et l'effort. Mes performances révèlent ces différents tons au fur-et-à mesure que se déroule l'action, chacun donne du sens à l'autre et les publics peuvent ressentir ces états avec leur corps.

Je travaille avec une certaine économie de moyens, souvent avec des objets usuels et manufacturés. Je les détourne ainsi de leur usage pour les amener sur un terrain inhabituel.
Pour exemple, dans la performance Faire face, je fais du renforcement musculaire en me lestant avec une tête de bouddha en ciment de 5 kg, ou alors dans la performance Le contentieux je perfore avec une perforatrice de bureau toute la surface de 16 pages de définitions du mot "femme". Ces curieuses associations me permettent de saisir et transmettre un rapport qui m'est impossible de formuler autrement, qui ne peut être aussi juste que la force des images produite dans mes performances.

La dimension d'effort et d'endurance dans mon travail est récurrente, c'est aussi une composante de ma vie. Mon père m'a transmis cette force et ce prisme pour appréhender le monde, c'est devenu ma manière de vivre et de voir.
Dans mes performances l'effort physique n'est pas l'expression de la souffrance, c'est un processus d'endurance qui me permet d'user mon corps, mon état, pour pouvoir donner en partage un fragment sincère. L'issue produit une transformation de cette énergie en une expérience précieuse et collective.

 

(Socheata Aing, 2022)



-------- texte de Horya Makhlouf (2021) --------------------

 


Socheata Aing a pratiqué la peinture pendant ses trois années passées à l’école des beaux-arts de Bordeaux. À Toulouse, dont elle sort diplômée en 2019, elle découvre la performance et quitte pour de bon ses pinceaux. Avec son corps désormais, elle explore les rapports qu’elle entretient aux images en incarnant leurs mouvements et leurs portées symboliques. Les gestes qu’elle exécute devant le public sont cathartiques. Ils tiennent du conte et de l’Histoire avec un grand H, sont teintés de rires et de larmes, d’intime et de collectif : de la tragédie grecque au sens pur !

À La Cuisine de Né
grepelisse en 2018, elle explore pour la première fois le champ des possibles de la discipline. La performance est performative, au sens le plus littéral ; avec elle, elle se met à « Lâcher prise ». Devant une foule intriguée, soudainement projetée dans l’intimité d’une anonyme, elle présente un autel peuplé de photographies par dizaines. Une par une, elle les prend et raconte, aux inconnu·e·s rassemblé·e·s autour d’elle, l’histoire de sa famille par l’anecdote, le sourire d’une de ses sœurs, le lieu ici visité ensemble ; elle pose un nom sur des visages toujours chéris par elle, d’abord étrangers pour les autres, bientôt devenus familiers pour tou·te·s. Et puis, délicatement, dans le bac de Javel posé devant elle, elle les lave, une par une, jusqu’à retrouver le blanc mat et neutre du papier photo. Les couleurs se liquéfient jusqu’à fondre complètement, les sourires se noient, les yeux disparaissent. Comment ose-t-elle ? L’apparente profanation se fait dans la douceur la plus extrême. L’image figée d’instants passés à jamais a disparu dans les ondoiements de l’eau trouble ; que reste-t-il du souvenir ? S’est-il enfumé avec son support ?

Socheata Aing entretient avec les photographies qui ont toujours surpeuplé les murs de chez elle un rapport ambigu. Elles sont une béquille pour la mémoire, un interrupteur pour réactiver les histoires, et un rempart contre l’oubli de leurs personnages. Elles sont le corps physique et immobile de souvenirs incapables de fixité. Elles rallument en vérité ce qui, sans elles, aurait bougé. Mais voilà, Socheata Aing préfère le mouvement, le lâcher prise et l’acceptation des « p’tits trous de mémoire, des p’tits trous de mémoire » qui forcent à se rappeler autrement et donnent une nouvelle vie à celles révolues pour toujours. Les « p’tits trous » qu’elle poinçonne dans un nouveau stock de photographies personnelles en 2021 sont transformés en confettis, puis encadrés. Le manque devient fête. La nostalgie se transforme en joie. Elle vibre des couleurs et des petits bouts à recomposer avec ses propres images mentales. Et le deuil, d’ordinaire solitaire et caché, de sortir au grand jour et de se partager.

Pudique et sensible, Socheata Aing a trouvé dans la performance et l’effort physique qu’elle y déploie, une manière de communier active et collective, des rituels à partager. Avec des clés trouvées aux objets perdus, elle confectionne les parures de Nwé Edenwé (2019) – à lire à haute voix pour saisir le sens de cette formule magique. Les milliers de sésame de foyers anonymes, tombés de poches d’inconnus et jamais réclamés, sont portés comme des fardeaux dont les quatre performeurs réunis ne se délivrent qu’après une éprouvante chorégraphie.

Le personnel pénètre la sphère publique sans fracas mais avec une rare intensité quand elle choisit de « S’occuper de ses oignons » (2019) en en coupant dix kilos pendant une heure et demie, et qu’elle invite le public à l’aider. Les larmes provoquées par le souffre contenu dans les bulbes ont tôt fait d’être remplacées par des larmes venues du cœur. Le discret reniflement du début monte crescendo jusqu’aux gros sanglots, devant tout le monde, sans gêne. Les oignons sont une excuse et un rempart contre la honte de pleurer aux yeux du monde. Malaise ou empathie, c’est selon. On prend pourtant le couteau et on coupe à son tour, à côté de l’artiste en pleine catharsis, jusqu’à venir à bout de la pile de légumes et de chagrins. Les larmes collectives remplacent les câlins de réconfort. Les raisons du spleen ne seront pas dites à haute voix ; on les engloutira, ensemble, dans la soupe aux oignons qu’elles auront assaisonnée.

Les « p’tits gestes, les p’tits gestes » de Socheata Aing prennent pour point de départ ces histoires hautement personnelles, ces colères, ces tristesses ou ces joies, avec lesquelles on lutte à titre individuel et qu’on ne partage qu’avec celles et ceux qui ont pénétré notre cercle de confiance, ou jamais. Les larmes sont précieuses, plus jamais honteuses. L’artiste en fait des bijoux, parures à ventouses pour les yeux et à poser sur des lunettes. En forme de gouttes, de perles, de diamants, de sang ou de bonbons, elles sont larmes de crocodile ou de rire, chaudes ou salées, se cachent dans la voix ou aux yeux… Il y a mille et une manières de « Porter ses larmes » (2020-2021), de lier l’intime et le public, l’empathie et l’action, pour arriver au « bien-être » que l’artiste tente d’atteindre coûte que coûte.

Les performances de Socheata Aing pansent les âmes et les images. Elles sont une manière de prendre soin d’elle et des autres. De ces petits bouddhas, par exemple, synonymes de « bien-être » – titre qu’elle donne à une performance de 2018 – et de zen, qu’elle et nous trouvons dans le commerce, sans complexe. Une tête en pierre pour le jardin, une en céramique pour le salon. Décapités, parfois évidés, on met dans l’image la plus précieuse de la religion bouddhiste une bougie ou un bâton d’encens, pour « donner une atmosphère zen et détendue à son intérieur » ou « des saveurs d’Orient ». L’artiste se saisit, ici encore, de l’image et de ses possibles. Elle fait rouler de son pied une lourde tête de Bouddha en ciment, accompagnant son geste de citations de slogans publicitaires promouvant les bienfaits psychologiques d’un tel décor. Colère. Elle collectionne les images de ces petits morceaux de zen produits en quantité industrielle, à un rythme effréné et à la chaîne, mais surtout dans l’apparent déni que ces sculptures, dans un « intérieur bouddhique » authentique, seraient une profanation ultime si elles venaient à être posées par terre ou présentées sans leur corps. Alors, dans cette modalité-ci de rapport à l’image, la performeuse pose son poinçon et convoque les mots et l’argile. Elle redonne corps aux petits bouddhas amputés ou transformés en nains de jardin.

​Socheata Aing répare, avec toute la douceur et la minutie dont elle est capable, l’offense invisible et ordinaire. Elle profane la profanation, comme elle avait profané le sacré, remettant ainsi en jeu les dispositifs dans lesquels s’inscrivent les images, de quelque bord qu’elles soient issues et dans quelque forme qu’elles s’incarnent. À travers ses images en mouvement Socheata Aing s’émancipe et donne à ses publics les outils pour y arriver à leur tour. « Il faut arracher aux dispositifs (à tous les dispositifs) la possibilité d’usage qu’ils ont capturé. La profanation de l’improfanable est la tâche politique de la génération qui vient. », conclue Giorgio Agamben (Profanations, 2005).


Horya Makhlouf
Diplômée de l'Ecole du Louvre, Horya Makhlouf est co-fondatrice du collectif Jeunes Critiques d'Art. Texte commandé par la Maison des arts Georges et Claude Pompidou (Cajarc) dans le cadre du programme Horizons, en partenariat avec l’ISDAT – Toulouse, le MO.CO ÉSBA – Montpellier, l’ÉSBAN – Nîmes et l’ÉSAD Pyrénées – Pau et Tarbes

 

 

 


-------- texte de Hervé Sénant (2022) -------------


De double culture, française et cambodgienne, Socheata Aing a développé une pratique d’installation, peinture et performance qui s’attache à retrouver derrière les formes symboliques traditionnelles défigurées, abâtardies ou galvaudées, telle la tête de Bouddha dupliquée à échelle industrielle, leur portée humaniste perdue, qu’elle révèle et redonne en partage, comme dans l’installation Panser les images exposée à l’isdaT en 2022.
Passant par l’épreuve physique et psychique, ses actions, souvent cathartiques, peuvent se lire, dans une démarche postcoloniale, comme manière de panser l’histoire en général. Le soin et l’éthique du care dans une volonté affirmée de leur donner une dimension collective y occupent une place centrale. 
 

Hervé Sénant
Critique et professeur d’histoire de l’art contemporain à l’isdaT, coresponsable et cofondateur du programme de recherche genre 2030

 

 


----------------texte de Paul de Sorbier (2023) ------


Le travail de Socheata Aing se manifeste principalement au travers de performances économes en moyens durant lesquelles son corps et ses émotions se voient éprouvés. Mobilisant des souvenirs personnels, réagissant aux contextes qui la reçoivent, l’artiste s’engage dans des cheminements réparateurs, des transformations d’états qui se terminent en de grandes joies et ou de grands pleurs… En parallèle, Socheata Aing expérimente également des pièces sculpturales ou ayant à voir avec la broderie.


Paul de Sorbier
directeur de la Maison Salvan, Labège

------------------texte de Anne-Laure Lestage (2023) ----------------

La galette des reines

« Joyeux anniversaire, Joyeux anniversaire
Joyeux anniversaire Socheata, Joyeux anniversaire… »

Aujourd’hui est un jour spécial. Celui d’un double anniversaire. En ce week-end de septembre, a lieu la célébration institutionnelle des 50 ans du Capc, le musée d’art contemporain de Bordeaux, et la cérémonie commémorative des anniversaires ratés de l’artiste Socheata Aing. Invitée depuis quelques mois par Föhn à rejouer sa performance Faire un éclat qui aborde la question du rituel d’anniversaire, celle-ci se retrouve programmée au Capc par hasard le jour du cinquantenaire de l’institution bordelaise.

Il est l’heure. La performance démarre par la lecture d’un souvenir amer d’anniversaire manqué que l’artiste propose de conjurer. Née le jour de l’Épiphanie, elle raconte comment tous les ans, la galette à la frangipane complète avec monotonie ses bougies, sans amies réunies. Lors d’un séjour récent en Guinée Équatoriale, Socheata Aing assiste à l’anniversaire ritualisé d’une jeune femme où faux-ongles aiguisés, arches de ballons éclatés, amies parfumées, rires et chants, danses, déguisements, fumées de bougies, accompagnent avec séduction le passage dans le temps.
En se réappropriant la cérémonie d’une autre, Socheata Aing performe sa propre fête d’anniversaire et entremêle souvenirs personnels et fantasmés, observations de gestes et de récits. À la frustration d’un souvenir d’enfant, se mêle l’envie d’exister et de réparer une histoire échappée, celle de la traditionnelle fête d’anniversaire. Si chez certains le rituel angoisse, comme c’est le cas pour Sophie Calle qui, dans la Cérémonie d’anniversaire (1981-1993) décide de déjouer la peur d’être oubliée ce jour-là en invitant à dîner autant de personnes qui concordent à son âge, chez d’autres c’est un moment de construction sociale fort qui s’ancre dès l’enfance.
Dans l’obscurité de la grande nef du Capc, une arche multicolore constituée de plusieurs centaines de ballons gonflés sert de décor à la fête pour accueillir les invitées officielles et les visiteurs infiltrés. Ensemble, elles empilent six galettes feuilletées, façon pièce-montée, sur lesquelles le prénom de chacune est estampillée. Lou-Andréa, Jany, Sovann, Laurence, Olivia et Océane, reconnaissables par l’humble couronne en papier coloré posée sur leur chevelure, quelques bracelets de bonbons à croquer autour des poignets et les ongles lustrés, sont les reines sacrées de l’anniversaire fictif.
Ici, la galette des rois se métamorphose en galette des reines et s’illumine d’une couverture de bougies aussi vite soufflées par la Queen en cheffe de la journée. Le chant d’anniversaire est lancé par Socheata Aing elle-même puis repris par le public. Le malheureux souvenir bascule subitement en mouvement de foule joyeux. D’un petit rite intime et familial naît un événement commun, un instant glorieux, maîtrisé, théâtralisé qui ferait presque oublier les déceptions lointaines.
En soulignant l’appartenance au groupe, le phénomène de réappropriation, le poids de la tradition et de la norme sociale, la performance questionne nos attentes vis-à-vis des autres : faire plaisir, faire semblant, faire comme si, autant que l’importance des espaces relationnels et la construction de son image par la sacralisation d’événements sociaux.

Tardivement, la revanche s’installe et une subtile tension émerge. Avec ses amies, Socheata Aing éclate un à un les ballons juteux, enfonçant leurs ongles vernissés dans le moelleux rebond du caoutchouc. C’est un feu d’artifice sonore, manifeste d’une joie ou d’une vengeance collective, qui détone et résonne dans la cathédrale en pierre, où le public démolit avec liesse l’arche en quelques secondes. Échoués au sol, les restes de la fête dispersent la foule et annoncent la fin du spectacle.


   Anne-Laure Lestage
Ce texte résulte d’une commande de la plateforme curatoriale Föhn passée à Anne-Laure Lestage venue ce jour-là assister à la performance de Socheata Aing au Capc.

 

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